Journal de Lussas : Périot le fou de politique

 

C'est comme si une comète avait atterri à Lussas, dès la première journée des Etats généraux du film documentaire. Evidemment, tout le village était au courant, certains visiteurs manifestant leur enthousiasme, d'autre leur perplexité devant cet objet venu d'on ne sait où. Il fallait donc aller voir The Devil. Un spectateur s'est rendu à la projection « rien que pour le titre », a-t-il avoué, et lui n'était pas déçu.

Le réalisateur, Jean-Gabriel Périot, 37 ans, mèche blonde dans la nuque sur cheveux ultra-courts, lui a rendu un grand sourire , comme un peu soulagé. The Devil, c'est sept minutes d'images d'archives sur les Black Panthers, sur fond de musique post-punk. Une pure injection d'énergie politique , sans voix off ni aucun renseignement sur les jeunes leaders du mouvement afro-américain né en 1966 en Californie, lesquels promettent aux Blancs américains d'arracher leur liberté, quoi qu'il leur en coûte.

Le film tout juste réalisé en 2012 commence par une succession de plans serrés sur des visages d'enfants noirs, tandis que l'on découvre en boucle l'étrange refrain du chanteur des Boogers : « If you look upon my face, you are watching now the devil » (Si tu regardes mon visage, tu vois le diable)... Puis les petits deviennent grands, et les jeunes hommes et les jeunes femmes grondent de plus en plus fort, pointent du doigt, menacent. Ils sont des monstres, dit-on ? L'insulte qui leur est adressée, ils l'encaissent et en font leur étendard.

Ce n'est bien sûr pas la première fois qu'un film plonge dans l'univers des Black Panthers ... Quant aux images, elles sont connues, certaines sont même empruntées à un film d'Agnès Varda, Black Panthers (1968). Pourtant, The Devil réveille le regard, et c'est pour cette raison qu'il a été retenu à Lussas dans la section « Expériences du regard ». Ses partis pris formels, sans doute, y sont pour quelque chose.

 

« Je ne donne pas de réponses »

Jean-Gabriel Périot ne donne pas d'information pédagogique dans son documentaire, car il ne souhaite pas contextualiser son film, ni enfermer ce mouvement dans un passé qui serait révolu. Les dangers sont toujours présents, suggère-t-il. Dans The Devil, l'un des personnages crie : « N'oubliez pas mes derniers mots : je suis un révolutionnaire ! » La phrase sonne en effet comme un slogan universel.et trouve une résonance très forte dans l'actualité internationale.

« Dans mes films, je ne donne pas de réponses, je suis déjà content quand j'arrive à poser les questions. Et j'aime ne pas tout comprendre quand je vais au cinéma », résume le cinéaste, qui a commencé par exercer le métier de monteur, puis réalisé des installations d'art contemporain. Ce qui l'anime, ce sont les artistes des avant-gardes, ceux qui ont accompli « une avancée formelle après des décennies d'ennui », tels le cinéaste Dziga Vertov (1896-1954) et son manifeste du ciné-œil, dans les années 1920. « Je n'invente rien, je m'inscris dans cette histoire du cinéma », dit-il.

Le public a pu découvrir deux autres œuvres de Jean-Gabriel Périot : un documentaire, Nos jours, absolument, doivent être illuminés et une fiction, Regarder les morts, tous deux réalisés en 2011. Nos jours, absolument... est le résultat d'un travail à la maison d'arrêt d'Orléans : le 28 mai 2011, des détenus ont chanté depuis l'intérieur de la prison tandis que le public est venu les écouter de l'autre côté du mur. L'idée d'un concert a mûri lorsque le collectif d'artistes Mixar a invité Jean-Gabriel Périot à faire une création.

« J'étais déjà venu présenter un de mes films dans cette maison d'arrêt. J'avais mal vécu cet exercice, que j'avais jugé trop court et vain et m'avait donné une bonne conscience amère. J'avais très envie d'y retourner, mais cette fois-ci en prenant le temps », explique-t-il. Pendant vingt-deux minutes, la caméra s'attarde en plan fixe sur le visage de quelques spectateurs. Là encore, absolument rien n'est dit sur leur identité. Cet homme aux cheveux gris serait-il le compagnon d'une détenue ? Raté, on apprend durant le débat que c'est l'ancien aumônier de la prison ! Mais peu importe, l'imaginaire a travaillé...

A l'issue de la projection, Jean-Gabriel Périot est assailli de questions : pourquoi avoir choisi de la variété française ? « Parce que je voulais que les œuvres traversent le mur, que le public puisse partager immédiatement les chansons, voire les fredonner en même temps. » Une spectatrice est très déçue de savoir que le concert n'a pas eu lieu en direct, mais avec une quinzaine de minutes de décalage entre le moment du chant et sa retransmission au public... Jean-Gabriel Périot en convient, il a fallu s'adapter aux contraintes de la prison : « Les murs sont épais ; pour faire du direct, il aurait fallu tirer un câble sous les portes du bâtiment, ce qui était évidemment impossible pour des raisons de sécurité. Ensuite, les hommes et les femmes ne peuvent pas être mélangés et chanter ensemble... L'administration pénitentiaire voulait aussi éviter d'éventuels débordements dans la parole. » Mais il y avait enfin une raison plus symbolique, ajoute le réalisateur : « Imaginez qu'un détenu n'arrive pas à chanter, à un moment donné du concert. Le décalage nous permettait de refaire si nécessaire un enregistrement. Il fallait absolument éviter que les détenus se retrouvent en situation d'échec. »

 

« Le cinéma politique n'est pas forcément militant »

Et l'on perçoit soudain son engagement sous-jacent, bien au-delà du fait de travailler en milieu carcéral. Le cinéaste l'écrit dans le livret qui accompagne le DVD du film : « C'est très peu que les détenus aient pris plaisir à chanter et à s'adresser à ceux qu'ils aiment au-dehors, mais c'est déjà beaucoup. C'est dans cet en-deçà du politique justement que ce projet a pris sens, c'est dans cet en-deçà justement que le politique intervient, le politique comme action concrète. »

Son art, dit-il, est « éphémère, pauvre, modeste », et « nous inscrit dans le monde avant tout comme des êtres fragiles ».

Jean-Gabriel Périot insiste : son travail n'est pas militant, mais politique. Il ne cherche pas à faire du cinéma direct, comme filmer une occupation d'usine. « Le cinéma militant est politique, le cinéma politique n'est pas forcément militant. »

Que le spectateur se fasse son idée. La preuve avec le dernier film présenté à Lussas, Regarder les morts, tiré d'une nouvelle de Don Delillo.  Dans un musée d'art contemporain, une femme contemple des tableaux de Gerhart Richter, réalisés à partir de photographies de presse sur la Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion, RAF en allemand), groupe terroriste fondé en 1970 en Allemagne... Un homme arrive et l'interroge sans relâche sur ces œuvres qu'il ne comprend pas... Un dialogue s'installe, qui bifurque sur une relation ambigüe entre les deux personnages.

Jean-Gabriel Périot a étudié pendant plusieurs l'histoire de la RAF, épluchant les archives, s'informant sur leurs leaders, Ulrike Meinhof, Andreas Baader. Le destin tragique de ce groupe armé sera le sujet de son futur premier long métrage, un documentaire juxtaposant trois types d'archives : reportages de journaux télévisés, films militants réalisés par des membres de la RAF eux-mêmes, films d'auteur. « Je vais avoir besoin d'un monteur, mais de fiction. Car je veux raconter une histoire. » On l'avait compris, ce ne sera pas « Les Dossiers de l'écran ».

 

Par Clarisse Fabre à Lussas (Ardèche) - Envoyée spéciale
Le Monde, 22 août 2012